Réinventer la cité Africaine par l’apprentissage et la transmission de savoirs localement pertinents
L’invention de la ville, lieu d’échange, de créativité et d’innovation par excellence, peut être considérée comme une des réalisations majeures de notre espèce. Tant la planète est marquée par les dynamiques urbaines que certains voient en la ville, même plus qu’en la sédentarisation de l’Homo Sapiens ou le capital, l’élément caractéristique d’une nouvelle ère. Il était une fois l’holocène ; exit l’anthropo-capitalocène. Bienvenue dans l’urbanocène, le règne de la ville-reine. L’urbanisation galopante de la planète illustre ce triomphe de la ville. Cela est particulièrement visible sur le continent Africain qui compte chaque année 24 millions de néo-citadins, affluant vers des villes qui comptent parmi les plus polluées de la planète. Il est évident que le futur de notre espèce est menacé par les modes de vies liés à l’urbanisation comme aujourd’hui vécue. Le fragile équilibre des espèces, nécessaire à la vie sous la forme que nous connaissons, est menacé par une urbanisation autant énergivore que prédatrice. Rassurons-nous, nous avons beau faire disparaître des espèces toutes entières ou faire fondre des banquises et glaciers, mais nous ne détruirons probablement pas la planète. Du mal que nous lui infligeons, elle s’en remettra d’ici quelques millions d’années. La question est de savoir si nous nous en remettrons.
Les 24 millions d’Africains quittant chaque année les villages pour les villes le font dans la noble quête d’une vie décente. Il s’agit donc moins (d’essayer) de stopper l’urbanisation que de trouver des alternatives résilientes et durables aux modes de vie basés sur l’exploitation intensive de ressources fossiles en système fermé. Cela permettrait de transformer les mouvements d’urbanisations des villes Africaines de cette « ruée incohérente des masses rurales vers les cités » que prédisait Frantz Fanon en une aventure d’émancipation humaine ; de réconcilier Tanga Sud et Tanga Nord, Fort-Nègre et sa soi-disant brousse ; en somme de dépasser la ville cruelle pour faire advenir la ville humaine. Tel est le défi de l’Afrique et ses peuples appelés à faire et inspirer une autre urbanisation.
Le récit technologique de la ville actuelle est confronté à la problématique de la singularité en temps fini. La croissance superexponentielle, qui sous-tend la confiance en un progrès illimité, finit par mener à cette situation singulière où il y a un besoin infini en ressource à une date finie.¹ Évident qu’il soit compliqué de faire tenir de l’infini dans du fini. La croyance en cette croissance apparemment infinie est attisée par l’absence relative de rétro-inhibition. En d’autres termes, il y a une carence de forces rivales pouvant influer sur l’idéal de croissance sans fin dominant actuellement notre modèle technologique. Plusieurs facteurs portent à croire qu’il serait possible de trouver ces forces dans des cités Africaines réinventées. L’équilibre entre la rétro-activitation et la rétro-inhibition, nécessaire pour tout progrès soutenable, est au centre de nombreuses Weltanschauungen Africaines comme la philosophie Vaudoue ou la cosmologie Dogon ; tout comme la haute technologie qui se retrouve aussi dans ces systèmes de pensée. Par exemple, depuis que le mathématicien Norbert Wiener, pionnier de la cybernétique, énonça la possibilité technologique de la téléportation ², plusieurs chercheurs ont pu téléporter des atomes, même si cela reste à l’échelle d’états quantiques. Le même débat sur la téléportation existe dans certaines contrées Africaines depuis fort longtemps… En outre, la géomancie Ouest-Africaine est, depuis des travaux comme ceux de Ron Eglash, reconnue être à l’origine du code binaire, qui est lui-même la base de l’informatique !³ Dans nos ordinateurs et autres matériels de haute technologie, il n’y a donc pas juste du cobalt congolais mai aussi du savoir Bamanan.
L’Afrique a donc une partition à orchestrer dans la recherche globale de solutions technologiquement innovantes pour mieux vivre ensemble. Mais les trop nombreux points de tension sur le continent ou les marques d’une urbanisation au rabais que sont les Agbogbloshie et autres Kibera nous montrent que la cité Africaine a besoin de soins critiques. C’est-à-dire des soins urgents et fortement nécessaires pour éviter le pire, qui n’est heureusement jamais sûr. Mais aussi des soins critiques en ce qu’ils remettent en question les idées reçues.⁴
La cité Africaine a donc besoin de soins critiques. Et il est vrai que la cité n’est autre chose que son peuple. Mais qu’est le peuple sans ses savoir-être et savoir-faire ? La rupture de l’accumulation et la transmission des savoirs qu’a connue et connaît l’Afrique est donc une dimension cruciale pour penser et faire les villes Africaines. Les applications et autres produits de la EdTech sont certainement nécessaires pour mieux comprendre les processus mais s’approcher de la complexité reste le défi à relever. Un des possibles prometteurs pour saisir la complexité de la réconciliation du village et de la ville est donc de redéfinir les processus d’accumulation et de transmission des savoirs. Telle est la démarche du réseau Kabakoo et de ses lieux de savoir qui mettent l’étonnement comme moment premier de la connaissance au centre de l’apprentissage. Les Maisons de l’Étonnement sont des espaces d’apprentissage construits écologiquement avec des techniques et matériaux locaux et positionnés aux confluents de systèmes de savoirs endogènes, technologies de pointe, soutenabilité et innovations pédagogiques. Cette approche permet d’avoir des résultats probants en peu de temps comme le montrent l’évaluation du centre pilote à Bamako. En moins de 10 mois d’apprentissage, les apprenants ont développé la première plateforme citoyenne de mesure de la qualité de l’air en Afrique d’Ouest et conçu puis construit des solutions pour le recyclage de déchets.
À Kabakoo, l’acquisition et la transmission des savoirs sont basées sur l’apprentissage collaboratif par projet, l’inclusivité, et la symbiose entre la Nature et l’Humain. Ces trois piliers permettent premièrement de mieux prendre en compte les intérêts personnels des apprenants. Ils ouvrent ensuite des voies pour chercher et tester des alternatives aux idées reçues mais fortement remise en question comme, entre autres, la ségrégation des apprenants par l’âge ou le découpage calendaire. Une approche basée sur des projets plus ou moins longs rend en effet possible une structure calendaire plus flexible que les cycles trimestriels ou semestriels. Cette flexibilité reflète mieux les conditions appropriées pour l’apprentissage d’aujourd’hui et de demain. En outre, elle permet de mieux adapter l’apprentissage au rythme et style cognitif de chaque apprenant. Ce faisant, l’expertise négative souvent occultée dans la recherche de la bonne réponse à l’épreuve académique reçoit l’importance qu’elle mérite. Car l’expertise c’est surtout savoir ce qui ne marche pas.⁵
Dans les Maisons de l’Étonnement, apprendre est un acte social qui doit tenir compte de nos différences. L’autre est associé dans l’apprentissage non seulement à travers les collaborations sur les différents projets mais aussi via les nouvelles technologies. Ainsi, des réseaux sont mis en valeur pour engager des experts-facilitateurs et mentors proches et lointains qui interagissent avec les apprenants, soit pour des ateliers et projets thématiques ou des sessions d’échange ponctuelles. Un professeur de l’Université du Maryland à Baltimore (USA) a ainsi pu accompagner des apprenants de la Maison de l’Étonnement de Bamako via des sessions en ligne qui leur ont permis d’acquérir et de développer des compétences en impression 3D. Un autre chercheur en intelligence artificielle basé à la Sorbonne à Paris intervient régulièrement comme mentor sur les questions de programmations informatiques. Les apprenants sont également accompagnés par des personne-ressources comme les anciens et anciennes ayant une compréhension profonde des cultures locales.
Les trois piliers constituent le socle d’un apprentissage orienté vers des objectifs permettant de saisir l’interconnectivité et la complexité qui nous entourent. Les apprenants sont ainsi appelés à réfléchir au pourquoi des choses ; condition nécessaire à la compréhension et résolution des problèmes d’un réel qui semble de plus en plus fuyant. Se poser continuellement la question du pourquoi incite aussi à se découvrir. Car les jeunesses Africaines doivent continuer à se découvrir, réfléchir sur leurs façons de penser, et se refaire des modèles de soi pour faire des modèles de société, de vivre ensemble, et des cités viables pour aujourd’hui et demain. De l’antique temple de Delphes jusqu’à l’ancienne université de Tombouctou et même dans les cérémonies d’initiation toujours pratiquées dans plusieurs régions Africaines, le but premier est le même : Se connaître soi-même. Car comment connaître les autres et comprendre le monde sans se connaître ? L’Afrique doit donc s’étonner, s’explorer et explorer, expliquer et apprendre pour faire ces futurs que nous souhaitons. Il s’agit de penser et d’agir avec les jeunesses Africaines, autant sujet qu’objet de multitudes de projections ; de faire éclore ensemble l’agentivité collective de celles et ceux qualifiés, peut-être à juste titre par l’artiste Black So Man de « victimes du dérapage du système éducatif ». Ainsi pourrons-nous sortir de l’opposition entre ville et village en faisant émerger des processus d’apprentissage et de transmission de savoirs localement pertinents. Ainsi pourrons-nous faire émerger des cités d’émancipation qui permettront à l’Afrique non seulement de trouver sa place dans l’urbanocène mais aussi d’être une inspiration pour d’autres.
Yanick Kemayou is the founder of Kabakoo Academies, a panafrican network of indigenously inspired and technologically driven academies. I believe in crafting meaningful learning experiences, challenging internalized oppression, and building decent and inclusive futures. Together. If you want to have a conversation about learning or technology education in the Africas, feel free to connect with me.
[1] Geoffrey West, Scale: The universal laws of growth, innovation, sustainability, and the pace of life in organisms, cities, economies, and companies, Penguin Press, London, UK, 2017.
[2] Norbert Wiener, Cybernetics and society: The human use of human beings, Da Capo Press, Boston, USA, 1954 (traduit en français sous le titre Cybernétique et société: l‘usage humain des êtres humains).
[3] Ron Eglash, African fractals: Modern computing and indigenous design, Rutgers University Press, New Brunswick, USA, 1999.
[4] Pour une discussion de l‘urbanisation selon le prisme de l‘éthique du soin, voir le catalogue de l‘exposition Critical Care — Architektur für einen Planeten in der Krise du Architekturzentrum de Vienne en 2019. On y trouve, par exemple, la description d’une école en Jordanie construite selon une technique ancienne venant du Mali.
[5] Marvin Minsky livre une série de critiques des idées reçues sur l‘éducation dans la collection d‘essais Inventive Minds, MIT Press, Boston, USA, 2019.